~~LEONE (s’approchant d’Alboury) – je cherche de l’eau. Wasser, bitte. (Elle rit) Vous comprenez l’allemand ? Moi, c’est la seule langue étrangère que je connais un peu. Vous savez, ma mère était allemande, véritablement allemande, de pure origine ; et mon père alsacien ; alors moi, avec tout cela… (Elle s’approche de l’arbre) Ils doivent me chercher. Il m’avait pourtant dit que… (Doucement :) Dich erkenne ich, sicher. (Elle regarde autour d’elle) C’est quand j’ai vu les fleurs que j’ai tout reconnu ; j’ai reconnu ces fleurs dont je ne sais pas le nom ; mais elles pendaient comme cela aux branches dans ma tête. Vous croyez aux vies antérieures vous ? Pourquoi m’a-t-il dit qu’il n’y avait personne sauf eux ? (agitée) J’y crois, moi, J’y crois. Des moments si heureux, qui me reviennent de si loin : très doux. Tout cela doit être très vieux. Moi j’y crois. Je connais un lac au bord duquel j’ai passé une vie déjà, et cela me revient souvent, dans la tête. (Lui montrant une fleur de bougainvillée :) cela, on ne le trouve pas ailleurs que dans les pays chauds, n’est-ce pas ? Or je les ai reconnus, venant de très loin, et je cherche encore le reste, l’eau tiède du lac, les moments heureux. J’ai déjà été enterrée sous une petite pierre jaune, quelque part, sous des fleurs semblables. Il m’avait dit qu’il n’y avait personne (elle rit) et il y a vous ! Il va pleuvoir non ? Alors expliquez-moi comment vont faire les insectes, quand il va pleuvoir ? Une goutte d’eau sur leur aile et les voilà fichus. Donc, que vont-ils devenir, sous la pluie ? (elle rit) je suis tellement contente que vous ne soyez pas français ni rien comme cela ; ça évitera que vous me preniez pour une conne. D’ailleurs moi non plus je ne suis pas vraiment française. A moitié allemande, à moitié alsacienne. Tiens, on est fait pour… j’apprendrai votre langue africaine, oui, et quand je la parlerai bien en réfléchissant bien pour chaque mot que je dirai, je vous dirai... Les choses… importantes… qui… je ne sais pas. Je n’ose plus vous regarder ; vous êtes si grave, et moi la gravité !
extrait de "combat de nègres et de chiens" par Bernard Marie Koltès
Juliette gayet